« Si un individu s’expose avec sincérité, tout le monde, plus ou moins, se trouve mis en jeu. Impossible de faire la lumière sur sa vie sans éclairer, ici ou là, celles des autres »
Simone de Beauvoir – La force de l’âge
« L’information est le seul bien qu’on puisse donner à quelqu’un sans s'en déposséder. »
Thomas Jefferson,
l’un des rédacteurs de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis,

De l'esprit des lois (1748)

Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires.
Charles de Secondat, baron de Montesquieu

18 septembre 2007

Les victimes, entre préoccupation et récupération par Libération.fr

Société 18/09/2007 à 09h42
MILLOT Ondine
Elle est en larmes, les mots coupés par les sanglots. Sa voix tremble : « Des coups, des coups, des coups. Tous les jours. Des bleus partout. J'étais détruite, je n'osais pas porter plainte. » En face d'elle, Rachida Dati hoche la tête, répète qu'elle est déterminée à se « battre » contre les violences conjugales. Ce mardi 11 septembre, la ministre de la Justice est à Blois, dans les locaux de l'Avec, une association locale d'aide aux victimes. Ce n'est pas une première. Depuis son arrivée place Vendôme, la garde des Sceaux multiplie déclarations et gestes médiatiques montrant qu'elle travaille à « placer la victime au coeur de la justice », comme le lui a « demandé » Nicolas Sarkozy.
L'instrumentalisation des victimes par les politiques, dénoncée par certains (lire interview page suivante) ne date pas d'hier. On peut citer l'expérience du secrétariat d'Etat aux victimes, créé le 30 juin 2004, disparu onze mois plus tard. En octobre 2005, Sarkozy, ministre de l'Intérieur, reprend la main en créant une délégation aux victimes. Il instaure le principe de réunions régulières entre sa personne et les représentants des associations, et instille un message : l'interlocuteur ultime des victimes, leur porte-parole et leur sauveur, c'est lui. L'émotion et la sympathie naturelles ressenties par les Français à l'évocation de leur souffrance, il est là, juste à côté, pour en bénéficier.
On ne compte plus, depuis, les déclarations démagogues – « Les droits de l'homme, pour moi, sont avant tout les droits de la victime » – ni les nombreux projets de loi répressifs, annoncés au nom des victimes. Parmi les plus récents : organiser des procès pour les irresponsables pénaux (assassinat des infirmières de Pau), créer des hôpitaux-prisons pour délinquants sexuels dangereux en fin de peine (affaire Evrard). Dès la campagne présidentielle, en avril 2007, le candidat Sarkozy annonçait la méthode en déclarant : « La maman de Ghofrane m'a demandé, si j'étais élu, de faire voter une loi sur les multirécidivistes. » Si c'est demandé par une victime, c'est forcément légitime.
Le dernier projet en date, en cours d'élaboration au ministère de la Justice, concerne la création d'un « juge délégué aux victimes ». François Guéant, fils du secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, et conseiller de la ministre pour le droit des victimes, est chargé de plancher dessus. « L'idée est de créer un référent pour aider les victimes dans toutes les difficultés de la procédure judiciaire, explique-t-il. Par exemple, faciliter le recouvrement des indemnités. Mais aussi avertir la victime en cas de libération conditionnelle. »

« Intermédiaire ».
Les juges d'application des peines ont déjà l'habitude de prendre en compte la situation de la victime, et notamment la question de la proximité géographique avec le condamné, en cas de libération conditionnelle. Le dispositif, prévu par le code de procédure pénale, ne semble pas suffire à la chancellerie.

« Le juge délégué aux victimes permettrait d'informer les personnes sur leur procès et les suites de leur procès, et de mieux faire respecter leurs droits,
a déclaré la ministre de la Justice lors de sa visite à Blois. Je pense aux femmes victimes de violences. Souvent, elles renoncent aux indemnités car elles ont tellement peur de leur agresseur qu'elles ne veulent pas qu'il connaisse leur adresse. Le juge délégué aux victimes servirait là d'intermédiaire. »

Mais les victimes, sans cesse invoquées, que pensent-elles de tout cela ? Certaines associations sont sceptiques, comme le Comité contre l'esclavage moderne, qui pense que « ce n'est pas à coup de lois répressives qu'on aide les victimes, mais plutôt en prenant en compte leurs besoins : pour les victimes de traite, des centres d'hébergement d'urgence, la possibilité d'obtenir des autorisations de travail et de séjour ».

« Moyens ».
Pour Françoise Rudetzki, la présidente de SOS Attentats, « le procès n'est pas fait pour les victimes, mais pour juger l'auteur d'un crime ou délit. Les juges ne peuvent pas tout pour nous. Ce n'est pas à eux, notamment, de s'occuper de la réinsertion, or c'est là qu'on manque cruellement de moyens. »
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9 septembre 2007

Arrière-pensées des discours sur la "victimisation"

Archives — Septembre 2007
Par Mona Chollet

« Victimisation » : inusité en France il y a encore quelques années, ce terme, qui désigne une tendance coupable à s’enfermer dans une identité de victime, est désormais passé dans le langage courant, sans que l’on sache très bien par où il est entré. Il vise le plus souvent les minorités luttant pour leurs droits – en particulier les descendants d’esclaves ou de colonisés – ou encore les féministes, mais s’applique aussi, par extension, à toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication.

Brocarder la « victimisation » est devenu un exercice prisé des essayistes et des chroniqueurs (voir la liste des ouvrages) : il autorise un positionnement de surplomb moral des plus valorisants et permet d’abuser de l’adjectif « compassionnel », qui fait toujours bien dans un titre de livre ou de chapitre. Pour le lecteur, cette posture peut vite s’avérer agaçante ; agacement encore renforcé par l’aspect inévitablement fourre-tout des livres sur la question : en cherchant bien, à peu près n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables. On peut ainsi douter de la validité d’un outil conceptuel qui permet par exemple à Guillaume Erner de renvoyer dos à dos – comme deux représentants de la « pensée compassionnelle » – Bernard-Henri Lévy et Pierre Bourdieu.

Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, comme Erner, voient dans le prestige et le crédit inédits accordés aux victimes une conséquence de la place prise par la politique-spectacle, mais aussi de la fin de la guerre froide. Il est plus facile de soutenir les victimes d’un fléau quelconque que de s’engager politiquement dans un monde complexe, estiment les premiers, car, au moins, « on est sûr de ne pas se tromper de cause » – ou, du moins, c’est ce que l’on croit. « Tout se passe, écrit Erner, comme si la sacralisation des victimes était ce qui restait une fois le marxisme retiré. » Or, lui-même, en rassemblant dans un même livre des sujets très disparates, de Lady Di à la cause animale, des épanchements télévisuels à l’esclavage, et en les unifiant sous une même étiquette, contribue à cette dépolitisation. D’autant plus qu’il la pratique aussi de façon rétroactive : sous sa plume, cette période pourtant hautement politisée que fut mai 68 devient ainsi un « printemps des victimes »...
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Pour accéder à l’existence en tant qu’individu, encore faut-il pouvoir se dépêtrer de la nasse des préjugés, surtout quand il s’y ajoute un faible pouvoir économique. Mais ces handicaps de départ, nos auteurs ne les voient pas, ou les minimisent constamment. « La possibilité offerte à chacun d’aller vivre, étudier à Londres, Amsterdam, Barcelone, Bologne, Cracovie, Prague, Budapest constitue un élargissement spirituel extraordinaire auprès duquel le rattachement exclusif à une identité minoritaire paraît un rabougrissement pathétique », écrit ainsi Bruckner dans La Tyrannie de la pénitence, oubliant que cette possibilité n’est pas exactement offerte à chacun.

Le handicap peut aussi résider dans un manque de confiance en soi : les femmes qui subissent la violence conjugale se laissent persuader par leur compagnon que ce qui leur arrive est de leur faute. Pour pouvoir être autre chose que des victimes, elles ont donc impérativement besoin d’être d’abord reconnues comme telles (9).

Par ce postulat naïf d’une égalité de départ, on explique que, quand les femmes ou les minorités réclament l’égalité effective ou l’accès à des droits qui, pour elles, n’existent que sur le papier, nos auteurs l’interprètent comme un despotisme, ou comme la revendication d’un passe-droit : « La collectivité me doit tout et je ne lui dois rien », telle serait leur maxime selon Eliacheff et Soulez Larivière, qui qualifient par ailleurs de « traitement préférentiel » les lois contre les violences faites aux femmes votées en Espagne ou ailleurs.

La désinvolture de ce « y a qu’à » – « y a qu’à s’épanouir en tant qu’individu », « y a qu’à voyager », « y a qu’à se prendre en main », et, pour les femmes battues, « y a qu’à faire ses valises », selon Elisabeth Badinter – traduit une bonne dose de morgue sociale. Elle rappelle le « y a qu’à » adressé aux chômeurs : on qualifie les luttes sociales de « victimisation » comme on rebaptise la protection sociale « assistanat ». Au cours de la dernière campagne présidentielle, M. Nicolas Sarkozy a d’ailleurs explicitement lié les deux notions, lorsqu’il s’en est pris à « ceux qui, au lieu de se donner du mal pour gagner leur vie, préfèrent chercher dans les replis de l’histoire une dette imaginaire que la France aurait contractée à leur égard (10) ». La même mentalité de père fouettard préside aux deux désignations. La France se laisse gagner par un « dolorisme d’enfant gâté », un « désespoir paresseux » (Bruckner), au sein d’une Europe elle-même caractérisée par l’« incertitude et la mollesse » – par opposition à la fierté et à l’esprit de conquête américains (on a affaire, rappelons-le, à l’un des rares partisans français de l’invasion de l’Irak). On retrouve vite le refrain familier sur un pays qui « décourage l’initiative et l’effort » et refuse les réformes. Quant à Eliacheff et Soulez Larivière, ils déplorent que le projet de Constitution européenne ait été compromis par les... « victimes potentielles du plombier polonais.(11) ».

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(9) Lire « Machisme sans frontière (de classes) », Le Monde diplomatique, mai 2005.
(10) Lire Serge Halimi, « Les recettes idéologiques du président Sarkozy », Le Monde diplomatique, juin 2007.
(11) En 2005, la figure du « plombier polonais », qui, grâce à la directive Bolkestein, aurait pu faire concurrence à ses homologues français en travaillant sur le territoire avec le salaire et la protection sociale de son pays, est censée – selon les partisans du traité – avoir joué un rôle déterminant dans le rejet de la Constitution européenne.

Quelques ouvrages

Le Temps des victimes. — Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, Albin Michel, Paris, 2007.
La République compassionnelle. —
Michel Richard, Grasset, Paris, 2006.
La Société des victimes. —
Guillaume Erner, La Découverte, Paris, 2006.
La Tyrannie de la pénitence. —
Pascal Bruckner, Grasset, Paris, 2006.
Fausse route. —
Elisabeth Badinter, Odile Jacob, Paris, 2003.
La Tentation de l’innocence. —
Pascal Bruckner, Grasset, Paris, 1995.
La Culture gnangnan. —
Robert Hughes, traduit de l’anglais par Martine Leyris, Arléa - Courrier international, Paris, 1994.
La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance. —
Jean-Michel Chaumont, La Découverte, coll. « Poche », Paris, 2002. Un livre de référence sur la « concurrence des mémoires ».

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